Figure 1. Dans la bande dessinée, on fait référence au scorpion troglobie Alacran triquimera, une espèce décrite en 2014, observée pour la première fois par des spéléologues québécois dans une profonde caverne du Mexique. (Crédit : Pierre Paquin).

Il y a quelques années, j’étais à l’emploi d’un laboratoire de recherche privé sur les espèces troglobies, qui était situé à Austin au Texas. Les cavernes de cette région du Texas constituent un des points chauds de la diversité mondiale des espèces spécialistes des cavernes. Mon intérêt pour ces bestioles m’a amené à me faire des amis dans la communauté scientifique, mais aussi avec un groupe de québécois, très investis dans l’exploration des cavernes du Mexique. Année après année, cette organisation met sur pied des expéditions nommées « Mexpé », qui ont pour but l’exploration sportive des cavernes de la région de Sierra Negra (état de Puebla). Si ce sujet vous intéresse, je vous invite à regarder le magnifique documentaire réalisé sur le sujet : « Attention, traversée de gouffre Mexicain » qui saura vous captiver sans aucun doute.

Certains de ces explorateurs ont développé un intérêt pour les bestioles vivant dans les cavernes, et ayant tenté en vain d’obtenir de l’information sur le sujet, ils ont fini par me contacter par courriel. J’ai répondu favorablement à cette demande d’information et j’ai laissé mon numéro de téléphone à la maison - au cas où - puisque je revenais régulièrement au Québec, pour la période des fêtes par exemple. Cette année-là, ma conjointe de l’époque a reçu un appel interminable à notre maison de Shefford, elle qui n’est pas une grande adepte du téléphone. J’étais très intrigué et une fois l’appel terminé, elle me demande :

- Connais-tu ça, un Martin Archambault ?
- Non, c’est qui ?
- Aucune idée, mais il s’en vient souper vendredi avec ses amis !

Je n’avais évidemment pas fait le lien avec mon numéro que j’avais laissé à ce « converti récemment aux araignées » et Martin Archambault, qui en fait, était une seule et même personne. Et c’est ainsi que Martin et moi nous sommes liés d'amitié, ce qui a été mon premier contact avec les spéléologues du Québec. Au cours d’une des rencontres qui ont suivi avec Martin et d’autres amis spéléologues, le groupe s’est agrandi et c’est à un souper que j’ai rencontré Guillaume Pelletier pour la première fois, un spéléologue de grand calibre. Guillaume et moi discutions de choses et d’autres lorsqu’il me confie qu’il ne connaît rien aux bestioles, qu’il en a plutôt peur et n’aime pas en apercevoir pendant ses expéditions. Je me permets ici un petit commentaire. Je trouve plutôt rigolo qu’un gars de cette trempe qui n’a aucun problème à faire des descentes et des remontées dans des trous parmi les plus profonds de la planète, qui nous faisait aussi frémir avec ses récits (et ses magnifiques photos) de ce qu’il appelle de la « spéléo urbaine » (je vous laisse imaginer), me dire qu’il craint les bestioles. Je n’ai probablement même pas souri à cette confidence à cause de mon immense respect pour Guillaume, mais intérieurement, j’ai drôlement rigolé. Bref, nous avons tous nos craintes : pour Guillaume, c’est la vue d’une araignée. Pour moi, c’est plutôt de me retrouver dans un gouffre vertical de 2 km de profond, dans le noir, sachant que même si je réussis à descendre en un seul morceau, je devrai remontrer et ça, c’est beaucoup plus fatiguant que de se laisser descendre. De plus, aucune corde ne fait 2 km de long, il faut changer de corde plusieurs fois… Tout ça, fait probablement bien rigoler Guillaume intérieurement… On a tous nos limites.

Puis, il me raconte qu’il a vu une bestiole très bizarre dans les grandes profondeurs de la caverne qu’il avait explorée l’an dernier, avec Mexpé, mais il ne sait pas de quoi il s’agit. Voici un extrait de notre conversation : 

G : Ça ressemblait à un scorpion, est-ce possible ?
P : Hiiiiiii dans les grandes profondeurs, habituellement il n’y a pas grand chose parce que la nourriture est beaucoup plus rare que dans la portion de la caverne qui est plus proche de la surface.

G : Ben justement, j’en ai vu plonger dans l’eau et ils chassent des crustacés blancs, qui vivent là (figure 2).
P : Un scorpion dans l’eau ? Ouf … ça c’est vraiment surprenant parce que les scorpions sont associés aux conditions désertiques, surtout au Mexique… Tu es certain que c’était un scorpion ?

G : Non ! Je n’ai pas pris le temps de bien regarder, tu sais moi les bébittes…
P : C’était sûrement autre chose…

Et notre conversation sur le sujet s’est terminée de cette façon.

Figure 2. Incroyable adaptation du scorpion A. triquimera : il a développé des adaptations pour le monde aquatique et y chasse des crustacés. Habituellement, les scorpions ont des affinités pour les habitats secs et chauds, mais pas celui-ci. (Crédit : Paquin & Roy-Savard).

Quelques semaines plus tard, je suis de retour au Texas et j’ai un entretien avec James R. Reddell, (voir cavernes du Texas) un extraordinaire biospéléologue avec qui je discute régulièrement de bestioles et de cavernes. James est une véritable légende, beaucoup de nos connaissances sur les bestioles du Texas et du Mexique sont des conséquences directes de son immense travail. Nous nous rencontrons pour discuter de ce sujet qui nous passionne tous les deux. Cette fois-là, j’ai risqué une question : « James, d’après toi, quelle est la bestiole la plus incroyable que tu aies vue dans une caverne ? ». Nous discutons alors de l’araignée Anapistula sp., une minuscule espèce qui n’a toujours pas de nom en 2023. Ensuite, des coléoptères de la sous-famille des Pselaphinae, qui sont incroyablement difficiles à trouver. Puis nous discutons du Curculionidae que je venais tout juste de découvrir et qui a été décrit par la suite sous le nom de Lymantes nadinae

Puis il me dit :

James : « Mais la chose la plus incroyable et probablement la plus rare que j’ai vue au cours de mes 50 ans d’exploration, c’est un scorpion troglobie ! ».
Pierre : « Un quoi ? » dis-je en pensant à ce que j’avais dit à Guillaume quelques jours plus tôt : « C’est probablement autre chose qu‘un scorpion… ». Je me suis alors traité de zouf, intérieurement bien sûr.

James :
« Un scorpion aveugle ! ».
Pierre : « Ça existe? ». Re-zouf.

James : « Bien sûr que ça existe ! Mais il n’y en a pas ici au Texas. Pour les trouver il faut aller un peu plus bas, au Mexique ».
Pierre : « Au Mexique ? ». Toujours en pensant à Guillaume.

James : «  Oui, oui, au Mexique. Mais pas dans les cavernes ordinaires. On ne les trouve que dans les grandes profondeurs !».
Pierre : « Sans blagues ?» Guillaume … 

James : « Et le pire, c’est qu’il se sont adaptés aux conditions de cette profondeur et sont capables de plonger dans l’eau pour chasser les crustacées aquatiques et troglobies qui s’y trouvent parfois ».
Pierre : « pfffffffffff » En me dégonflant sur ma chaise.

James : « As-tu déjà vu la couverture du bouquin : A review of the cavernicole fauna of Mexico, Guatemala and Belize  ? ».
Pierre : « Oui, bien sûr ! Comment pourrais-je l’oublier ! »  &?$$%#$%#?%

Figure 3. Couverture du bouquin de James R. Reddell, qui illustre une grande rareté parmi les espèces spécialistes des cavernes : les scorpions troglobies du genre Alacran (Crédit : Paquin & Roy-Savard).

C’est alors que je me suis remémoré la couverture de ce bouquin, qui montrait une magnifique photographie d’un rarissime scorpion troglobie (figure 3). Toutefois, la région où le « scorpion de Guillaume » a été observé n’est pas la même que celle d’où provient le spécimen en couverture du livre. Et bien qu’il semble y avoir des points communs (présence dans les grandes profondeurs, méthode de chasse aquatique), il est fort probable qu’il ne s’agisse pas de la même espèce, puisque les animaux troglobies sont parfois endémiques à de toutes petites régions. 

Je me suis donc empressé de contacter Guillaume pour lui avouer mon erreur due à mon ignorance, et du même coup, mentionner le grand intérêt de cette observation. La réaction de Guillaume a été plutôt calme « Ah oui ? ah bon… », ce qui complétait parfaitement mon état d’excitation et de honte combinées dans une seule attitude. 

La nouvelle de cette observation a fait son chemin parmi les explorateurs mais aussi parmi les scientifiques qui ont les scorpions comme objets d’études. À cette époque, Nadine ma conjointe, travaillait au AMNH (American Museum of Natural History, New York), vous savez, le musée dans le film “Une nuit au musée” ? Et bien le musée existe pour vrai, et un des chercheurs de cet endroit est un de ces experts en scorpions et se nomme Lorenzo Prendini. Suite aux indications de Guillaume, plusieurs spécimens ont été récoltés par d’autres explorateurs, québécois et américains dans la caverne nommée Tres Quimeras. Prendini et ses collègues ont examiné ces spécimens et décrit une nouvelle espèce de scorpion jusqu’alors inconnue de la science : Alacran triquimera, un scorpion troglobie connu uniquement de cette caverne (figure 1). Cette distribution qui se limite à cette seule caverne en fait un cas extrême d’endémisme puisque les chances sont à peu près nulles de trouver cette espèce dans une autre caverne, encore moins ailleurs dans le monde.

Super observation, monsieur Pelletier. Quant à vous, monsieur Paquin, ben… pas grand chose à ajouter.

Auteur : Pierre Paquin

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Publié 
11/9/2023
 dans la catégorie 
Fractalis