Première mention d'Emblyna cruciata (Emerton 1888) (Araneae : Dictynidae) au Québec

P. Paquin (1), G. Arbour (2), C. Simard (3)
1. Scienceinfuse Inc., 12 Saxby Sud, Shefford, QC, J2M 1S2, Canada. Courriel : pierre.paquin123@gmail.com
2. 294 Woodland, Otterburn Park, QC, J3H 4B8, Canada. Courriel : gillesarbour@gmail.com
3. 2635 de la Picardie, appartement 114, Québec, QC, G1V 4R3, Canada. Courriel : cldsmrd@gmail.com

Résumé. Les Dictynidae ont la réputation d'être difficiles à identifier, particulièrement les femelles qui possèdent des épigynes très semblables. La portion interne de ces génitalia femelles procure cependant des caractères fiables pour identifier les espèces. L'examen des génitalia internes des femelles Dictynidae récoltées dans la Réserve naturelle du Bois-des-Patriotes a mené à la découverte des premiers spécimens d'Emblyna cruciata trouvés au Québec. Nous documentons les génitalia internes par des photographies et présentons les données de récolte. Les deux seules mentions canadiennes proviennent de tourbières, ce qui suggère que cette espèce rarement trouvée est probablement une spécialiste de cet habitat méconnu.
Mots clés. araignées du Québec, tourbière, bio-inventaire, génitalia femelles, morphotypes.

Abstract. Dictynid spiders are known to be difficult to identify, particularly females that have similar external genitalia. However, the internal portion of the genitalia provides reliable characters for species level identification. We have examined the dictynid females collected at the Réserve naturelle du Bois-des-Patriotes to document the internal genitalia, which lead us to the discovery of Emblyna cruciata, found for the first time in Québec. The internal genitalia are illustrated with photographs and specimen data are provided. The only two Canadian records are from bogs, which suggests that this rare species might be a specialist of this still understudied habitat.
Keywords. spiders of Quebec, bog, bio-inventory, female genitalia, morphospecies.

Introduction

La détermination des espèces d'araignées n'est pas une tâche facile. Dans les projets d'inventaires qui documentent la diversité spécifique, certains taxons sont souvent examinés une fois tous les spécimens en main pour faciliter l'identification. Dans le cadre du bio-inventaire des araignées de la Réserve naturelle du Bois-des-Patriotes initié en 2020, un premier tri a permis de regrouper les Dictynidae pour identification ultérieure.

Cette famille a la réputation d'être « difficile », particulièrement les femelles des genres Dictyna et Emblyna qui comptent 107 espèces en Amérique du Nord (Bennett 2017) et 18 au Québec (Paquin & Simard 2021). L'aspect extérieur des épigynes est très semblable : elles sont toutes munies d'un septum médian et d'ouvertures copulatoires semi-circulaires de chaque côté.

C'est plutôt la partie interne des génitalia femelles qui fournit les caractères diagnostiques nécessaires pour l'identification, comme c'est souvent le cas en arachnologie (Paquin & Arbour 2021). Les structures internes des femelles Dictynidae de l'Amérique du Nord n'ont jamais été illustrées; une identification consiste à «deviner» la forme des génitalia internes du spécimen à identifier, pour la comparer à des illustrations de structures également « devinées » à travers la chitine.

L'identification de ces femelles dépend de ce qu'il est possible d'observer à travers la chitine. Cependant, cette transparence varie d'un individu à l'autre (état du spécimen, qualité de la conservation, etc.), ce qui résulte en un aspect qui peut être très différent pour une même espèce. Dans certains cas, seules des taches sombres sont visibles, tandis que pour d'autres spécimens, ces structures internes sont bien nettes.

Fortement influencés par le traitement de Chamberlin & Gertsch (1958) dans la révision de la famille pour l'Amérique du Nord, Paquin & Dupérré (2003) n'avaient pas cru bon d'illustrer les génitalia internes des Dictynidae du Québec. Il s'agit d'une erreur, puisque sans association avec un mâle, l'identification des femelles demeure hasardeuse. À part Emblyna chitina (Chamberlin & Gertsch 1958) (voir Paquin & Dupérré 2006), le besoin pour de telles illustrations est évident.

Nous relatons ici la découverte d'Emblyna cruciata (Emerton 1888) au Québec, nous illustrons les génitalia internes avec des photographies, et présentons quelques aspects de sa biologie.

Matériel et méthodes

Les femelles Dictynidae récoltées dans la Réserve ont été traitées afin d'effectuer un groupement par morphotypes. À cette étape, il ne s'agit pas d'assigner un nom, mais plutôt de former des groupes de spécimens qui appartiennent à la même espèce en utilisant des caractères fiables, comme les génitalia internes.

Tous les spécimens femelles ont été disséqués au stéréoscope pour extraire les génitalia. Ces structures sont ensuite transférées dans un bain d'acide lactique (Paquin & Arbour 2021). Cet agent éclaircissant dissout les gras et les tissus, ce qui permet de mieux examiner les génitalia sclérifiés. En se référant à la forme des pièces génitales, des groupes (morphotypes) ont été constitués pour chacune des formes observées. Nous avons photographié un représentant par morphotype directement dans le bain d'acide lactique en vues ventrale et dorsale. Plusieurs photographies ont été fusionnées avec le logiciel Helicon Focus, version Pro.

La dernière étape consiste à associer un nom d'espèce en comparant chacun des morphotypes photographiés aux illustrations des espèces connues du Québec (Paquin & Dupérré 2003 et les différentes mises à jour publiées). Tous les morphotypes ont été associés à un nom d'espèce sauf un (fig. 1–2), qui ne correspondait à aucune des espèces connues de la province. Pour résoudre le mystère, les photographies ont été comparées aux illustrations de Chamberlin & Gertsch (1958). Cette démarche a permis de déterminer que ces génitalia correspondent à l'épigyne d'Emblyna cruciata, telle qu'illustrée par Chamberlin & Gertsch (1958) et reproduite ici à la figure 3.

Figures 1–2. Emblyna cruciata, femelle, génitalia internes. 1) génitalia éclaircis, vue ventrale, 2) génitalia éclaircis, vue dorsale.
Figure 3. Emblyna cruciata, épigyne, vue ventrale. Tiré de Chamberlin & Gertsch (1958).

Résultats

Les spécimens identifiés grâce aux photographies des génitalia internes et de Chamberlin & Gertsch (1958) sont les premiers de l'espèce trouvés au Québec. L'identification a été confirmée par l'examen de mâles capturés au même endroit.

Données de récolte
CPAD : Collection Paquin & Dupérré, Shefford.

Emblyna cruciata (Dictynidae)
CANADA : Québec : La Vallée-du-Richelieu : Réserve naturelle du Bois-des-Patriotes [45.7305, -73.0791], tourbière - végétation, battoir pyramidal • 16.vi.2020, 15, 6 • 04.vii.2020, 7, 9 • 15.vii.2020, 5 • 12.viii.2020, 1, P. Paquin & G. Arbour (CPAD).

Discussion

Cette espèce n'était pas incluse dans les prévisions de Hutchinson & Bélanger (1994) pour la province. Elle avait été récoltée une seule fois au Canada en 1931, à la tourbière Mer-Bleue à l'est d'Ottawa (Chamberlin & Gertsch 1958, Paquin et al. 2010). Curieusement, cette araignée n'a pas été retrouvée par Dondale & Redner (1994) qui ont pourtant étudié en détail l'aranéofaune de la tourbière Mer-Bleue, ce qui lui confère une certaine rareté. Pour cette raison probablement, E. cruciata n'a pas été incluse dans la liste des espèces propres aux tourbières proposée par Dondale & Redner (1994). Les autres données sur l'espèce qui se trouvent dans Chamberlin & Gertsch (1958) ne précisent malheureusement pas les habitats de récolte; il n'est donc pas possible de déterminer si elle est aussi inféodée aux tourbières des États-Unis. À la lumière des connaissances actuelles sur sa rareté et les récoltes connues du Canada, nous proposons E. cruciata comme spécialiste des tourbières, du moins dans la portion nord de son aire de distribution.

La répartition géographique couvre maintenant les tourbières du sud est du Canada jusqu'au Texas et la Floride au sud, et à l'ouest jusqu'au Nebraska (Chamberlin & Gertch 1958). La présente mention du Québec est la plus nordique connue. Nos données suggèrent que cette araignée se trouve dans la végétation et qu'elle peut parfois être abondante pendant une courte période, mais ces affirmations s'appliquent aussi bien aux autres Emblyna et Dictyna.

La découverte d'E. cruciata au Québec met en lumière le besoin d'illustrer les génitalia internes des femelles Emblyna et Dictyna. La facilitation de l'identification des espèces de cette famille permettra de mieux documenter divers aspects de leur biologie.

Remerciements

Nous remercions Geneviève Duchesne pour la révision du texte. Nous remercions également Éric Malka directeur du Centre de la Nature Mont Saint-Hilaire et Marie-Pier Richard, Ludyvine Millien, Ariane Rose-Tremblay et Geneviève Poirier-Ghys qui sont engagées dans la Conservation de La Réserve naturelle du Bois-des-Patriotes.

Références

Bennett RG. 2017. Dictynidae. Pages 105–111 in Ubick D, Paquin P, Cushing PE, Roth V (editors), Spiders of North America. An identification manual, second edition. American Arachnological Society. Keene, New Hampshire (U.S.A.).

Chamberlin RV, Gertsch WJ. 1958. The spider family Dictynidae in America north of Mexico. Bulletin of the American Museum of Natural History 116:1–152 + plates I–ILVII.

Dondale CD, Redner JH. 1994. Spiders (Araneae) of six small peatlands in southern Ontario or southwestern Quebec. Pages 33–40 in Finnamore AT, Marshall SA (editors), Terrestrial arthropods of peatlands, with particular reference to Canada. Memoirs of the Entomological Society of Canada 169.

Hutchinson R, Bélanger G. 1994. Liste annotée des Araignées (Araneae) susceptibles de se trouver au Québec. Pirata 1:202–229.

Paquin P, Arbour G. 2021 Variations sur un thème (2) : Cicurina brevis (Emerton 1890) (Hahniidae). Hutchinsonia 1:86–87.

Paquin P, Buckle DJ, Dupérré N, Dondale CD. 2010. Checklist of the spiders (Araneae) of Canada and Alaska. Zootaxa 2461:1–170.

Paquin P, Dupérré N. 2003. Guide d'identification des araignées (Araneae) du Québec. Fabreries, Supplément 11. 251 pages.

Paquin P, Dupérré N. 2006. The spiders of Québec: update, additions and corrections. Zootaxa 1133:1–37.

Paquin P, Simard C. 2021. Liste des espèces d'araignées du Québec : mise à jour, changements taxonomiques et nouvelles mentions. Hutchinsonia 1:1–20.

Publié 
2021
 dans la catégorie 
Arachnides