Les araignées sont des prédatrices. Elles se nourrissent de proies qu'elles capturent et tuent avec leur venin. Jusqu’à tout récemment, on croyait que c’était le cas pour les 50 000 araignées qui sont connues. Mais il y a une exception, une seule araignée qui se nourrit principalement de substances végétales. Elle vit en Amérique latine, du Mexique au Costa-Rica. Elle se nomme Bagheera kiplingi (Peckham & Peckham, 1896). (Fig. 1)

Araignée Bagheera kiplingi juvénile
Figure 1. Bagheera kiplingi.

J’ai eu la chance de voyager au Mexique dans la province du Yucatan en plein cœur du monde Maya à plusieurs reprises depuis les années 90. Étant un amoureux de la nature j’ai souvent consulté le site web https://backyardnature.net pour y lire les observations du naturaliste et botaniste Jim Conrad sur les plantes et les animaux du Yucatan où il a longtemps vécu. En 2016, alors que j’étais à Ek Balam, j'ai visité la fermette de Lee Christie, une canadienne qui a eu la bonne idée d’ouvrir un magnifique petit hôtel dans ce village. Elle me dit qu’un naturaliste demeure à la ferme et étudie le territoire. Lee me présente à cet homme imposant qui vit comme un ermite sur ce territoire. On jase de plantes et d’insectes. Il me parle de son parcours et c’est une bonne heure plus tard que je réalise que je suis avec LE Jim Conrad dont je consulte les écrits depuis longtemps! Ma bonne étoile et mon enthousiasme sont à leur zénith. Mais la visite s’achève et je dois revenir chez moi au Québec. C’est l’année suivante en 2017 que Jim me montre des plants d’acacias (maintenant appelé Vachellia) et me parle pour la première fois de cette araignée végétarienne. Il a écrit un excellent texte sur le sujet d’ailleurs. On regarde ensemble un peu rapidement mais on ne la voit pas.

En 2022 j’y retourne, bien décidé à trouver et à photographier cette bestiole unique. (Fig. 2) Pas si facile! En trois ou quatre jours de recherches, je l'ai aperçue furtivement à quelques reprises. J'ai réussi à prendre quelques photos et j’ai commencé à documenter l'ensemble des interactions relatives à tout ce qui vit autour d’elle et sur cet arbuste épineux que les Mayas appellent «Subín ».

Gilles Arbour qui photographie des araignées sur un plant de Vachellia
Figure 2. Je porte des gants pour me protéger des fourmis sur l'arbuste Vachellia. (Photo : Gilmer Pech Cocom)

Je ne peux pas être totalement certain que l’araignée que j’ai photographiée est bien Bagheera kiplingi puisque je n’ai pas récolté de spécimen. Je n’ai pas vu non plus d'adultes à la date où j’étais présent. Les juvéniles que j’ai photographiés correspondent cependant tout à fait aux photos prises par d’autres naturalistes. De plus, c'est la seule araignée sauteuse qui peut tirer un avantage à être sur cette plante et son comportement d’évitement des fourmis correspond aussi à ce qu’on décrit. Je suis bien confiant que c’est la bonne araignée.

Bagheera kiplingi appartient à la famille des Salticidae, les araignées sauteuses. Son nom de genre provient de Bagheera, la panthère noire fictive dans Le Livre de la Jungle de Rudyard Kipling écrit en 1894. L’épithète kiplingi qui lui donne son nom d’espèce est d’ailleurs en honneur de l'auteur du livre. L’espèce a été décrite dès 1896 mais ce n’est qu’en 2001 que son comportement végétarien a été observé et en 2009 qu’on a publié un article décrivant sa diète composée majoritairement de corps beltiens (Fig. 3), un aliment riche en protéines et en lipides produit par les plants de Vachellia au bout des pétioles de leurs feuilles.

Corps beltiens au bout des pétioles de Vachellia
Figure 3. Corps beltiens au bout des pétioles de Vachellia.

En fait, ces corps beltiens sont produits pour le bénéfice de plusieurs espèces de fourmis du genre Pseudomyrmex qui en retour protègent la plante en attaquant tous les herbivores qui s’approchent et en taillant les feuilles des plantes voisines pour limiter leur croissance. L’unique fonction d'un corps beltien est de fournir de la nourriture à ces fourmis. Leurs larves sont nourries exclusivement avec ces corps beltiens, alors que les adultes se nourrissent du nectar extra-floral de la plante (Fig. 4). Toute la colonie dépend entièrement de ce que la plante produit.

Fourmis Pseudomyrmex peperi se nourrissant de nectar de Vachellia
Figure 4. Fourmis Pseudomyrmex peperi se nourrissant de nectar produit par les glandes nectaires de Vachellia.

Les fourmis poursuivent et attaquent agressivement tous les animaux qui tentent de se nourrir de la plante. La plante offre aussi un refuge pour les fourmis dans les cavités de ses épines. Vachellia est une plante myrmécophyte (myrmeco - fourmi | phyton - plante) : elle est protégée de ses ennemis par les fourmis résidentes; en retour, l’arbuste fournit un espace de nidification dans les cavités des ses épines (Fig. 5) et des produits alimentaires.

Fourmis Pseudomyrmex peperi et une cavité dans une épine de Vachellia.
Figure 5. Fourmis Pseudomyrmex peperi et une cavité refuge dans une épine de Vachellia.

L’interdépendance entre les fourmis et la plante est totale. Sans les fourmis, l’arbuste perd ses moyens de défenses puisqu’il n’a pas développé de défenses chimiques comme la plupart des plantes. Il dépérit sans pouvoir résister. Les fourmis elles, dépendent entièrement de la production d'éléments nutritifs de cette plante hôte pour survivre, c'est leur seule source d’aliments (Fig. 6).

Une fourmi Pseudomyrmex peperi transporte un corps beltien.
Figure 6. Une fourmi Pseudomyrmex peperi transporte un corps beltien.

C’est dans cette relation symbiotique que l’araignée Bagheera kiplingi s’immisce comme une voleuse, en consommant elle aussi les corps beltiens mais sans que la plante en tire un quelconque bénéfice. On pourrait donc dire qu’elle est un cleptoparasite (clepto, de kleptes - voleur), un animal qui se nourrit aux dépens de la production ou des réserves accumulées par une autre espèce. Contrairement à ce que certains articles mal documentés semblent énoncer, il n'y a aucun rapport mutualiste entre ces araignées et les fourmis. En fait, B. kiplingi évite les patrouilles des fourmis en se déplaçant rapidement et en se cachant au bout des feuilles plus anciennes où les fourmis sont peu présentes parce qu’il n’y a pas de nourriture sur ces feuilles. Elles peuvent aussi se laisser tomber dans le vide suspendue à un fil en attendant que le danger passe. J’ai pu assister à ce manège en temps réel! Les fourmis sont particulièrement aux aguets lorsque les araignées s’approchent de la nourriture qui leur est destinée - les corps beltiens. Les fourmis qu’on retrouve dans la région du Yucatan où j’étais sont des Pseudomyrmex peperi d’après Meehan. Mais j’ai aussi vu quelques arbustes avec des fourmis à tête noire plus grosses, des Pseudomyrmex gracilis (Fig. 7). Par contre P. gracilis ne protège pas la plante, et elle est considérée comme une utilisatrice opportuniste de l'espace de nidification fourni par la plante. Certains considèrent que c’est un parasite du mutualisme. Elle habite les épines, mange les corps beltiens et le nectar mais n’offre aucune protection en retour.

 Fourmi Pseudomyrmex gracilis sur une branche de Vachellia.
Figure 7. Fourmi Pseudomyrmex gracilis sur une branche de Vachellia.

Bagheera kiplingi est en fait omnivore puisqu'elle capture et mange aussi les nymphes des fourmis lorsque l'occasion se présente dans un transfert de larves d’une épine à l’autre. Mais au Mexique, 91% de leur nourriture provient des corps beltiens et 5% provient du nectar sucré produit par les nectaires, des glandes à la base des nouvelles feuilles. Elle est donc largement végétarienne, une situation unique au monde! Par contre au Costa-Rica, la même espèce ne se nourrit de corps beltiens qu’à 60% seulement, plus 20% de nectar. On ne trouve aucune information dans la littérature pour expliquer cette différence. Cependant on note qu’au Mexique, 50% des plants de Vachellia sont habités par ces araignées alors que moins de 5% des plants le sont au Costa-Rica. À partir de ces deux données on peut penser que l'adaptation des araignées à cette diète quasi-végétarienne est moins avancée chez la population costaricienne.

Quelles modifications a subi le système digestif de cette araignée pour réussir à s’alimenter de ces substances végétales très riches en fibres? Cette question n’a pas encore été formellement explorée. Je m’interroge particulièrement sur le microbiome de leur système digestif. Peut-être que ce sont des micro-organismes qui permettent l'assimilation des nutriments? Une hypothèse est que les araignées ont commencé par manger les larves de fourmis qui elles-mêmes sont nourries entièrement de corps beltiens; l’araignée aurait en même temps absorbé dans son système digestif une bactérie capable de fractionner et digérer les fibres qui comptent pour 80% des corps beltiens. En général, les araignées liquéfient leur proie à l’aide d'enzymes digestives pour extraire ensuite le substrat et s’en nourrir. Ici on est en présence d’une adaptation du système digestif tout à fait remarquable. La consommation occasionnelle ou accidentelle de substances végétales a été documentée chez plus de 60 espèces d’araignées de 10 familles différentes, mais jamais en tant que  mets principal comme on le voit chez Bagheera kiplingi ! Cependant la transition n’est pas complète puisque la question de savoir si les araignées peuvent survivre en se nourrissant uniquement de végétaux a été étudiée en laboratoire avec Bagheera kiplingi en lui offrant exclusivement des corps beltiens comme nourriture. Bien que cette nourriture ait été facilement acceptée, toutes les araignées nourries strictement avec des corps beltiens ont péri après une à plusieurs semaines, et toujours avant de muer au stade suivant, ce qui implique que même cette araignée, considérée comme une consommatrice quasi-végétarienne est incapable de survivre avec un régime exclusivement végétal.

D’autres arthropodes semblent faire partie de l’écosystème autour des arbustes Vachellia. J’ai pu observer à plusieurs reprises une araignée de la famille des Uloboridae (Fig. 8) qui forme des petites toiles caractéristiques et semble attraper surtout des petites mouches de la famille des Chloropidae (Fig. 9) qui sont assez nombreuses sur les feuilles. Ces araignées ne sont pas du tout intéressées par les corps beltiens et les fourmis ne semblent pas les attaquer.

Araignée de la famille Uloboridae, Uloborus sp.
Figure 8. Araignée de la famille Uloboridae (Uloborus sp.) qui fait aussi partie de l’écosystème relié à Vachellia.
Petite mouche de la famille Chloropidae.
Figure 9. Petite mouche de la famille Chloropidae.

J’ai remarqué aussi des gros nids de guêpes dans le haut des arbustes, une fois sur trois. En fait, j'ai vu 5 nids sur un total de 15 arbustes. Ces arbustes ont de grandes épines, c’est assez difficile de s'en approcher - j’en sais quelque chose! -  j’imagine que ces épines apportent une protection aux guêpes contre des petits mammifères qui voudraient grimper dans l’arbuste et en revanche les guêpes apportent une protection à l’arbuste. J'ai moi-même évité de trop m’approcher de ces nids! Gilmer, notre guide Maya, nous a bien averti que leur piqûre est douloureuse. Il y a aussi quelquefois des insectes qui arrivent à grignoter les feuilles des plantes malgré la présence de nombreuses  fourmis qui font un constant va-et-vient sur les branches et les feuilles. Par exemple, j'ai photographié une chrysomèle (Coleorozena sp.) (Fig. 10) en train de manger les feuilles et aucune fourmi n’est venue l’embêter. Je ne sais pas s'il dégage des phéromones qui amènent de la confusion chez les fourmis gardiennes (voir camouflage chimique par phéromones). Moi, rien ne m’a protégé et j'ai été attaqué à chacun des arbustes par plusieurs fourmis. Elles laissent une sensation de brûlure vive qui persiste quelques jours mais sans grand dommage pour un être de ma taille, bien que ce soit assez dissuasif!  

 Coléoptère, famille Chrysomelidae - Coleorozena sp.
Figure 10. Coléoptère, famille Chrysomelidae - Coleorozena sp.

Ce régime végétarien est une adaptation étonnante puisque Bagheera kiplingi est désormais dépendante des arbustes Vachellia pour se nourrir. Elle est aussi tributaire de la relation mutualiste de l’arbuste avec les fourmis. Elle a remplacé sa mobilité et sa flexibilité par plus de sécurité. Ses « proies » ne bougent plus. Elle est devenue sédentaire, ce qui explique peut-être aussi que les mâles participent aux soins apportés à leur progéniture, une caractéristique unique chez les araignées. Une autre caractéristique peu commune chez les araignées : B. kiplingi peut vivre en groupe puisqu’on a observé une centaine de spécimens sur un même arbuste, probablement parce qu’elles n’ont pas à compétitionner pour les ressources alimentaires. Mais leur sociabilité semble avoir des limites…  Les arbustes produisent des feuilles tout au long de l’année mais apparemment en temps de sécheresse, les feuilles sont moins productives et les araignées peuvent manger les plus petits spécimens de leur propre espèce.

Bagheera kiplingi sur des feuilles de Vachellia.
Figure 11. Bagheera kiplingi sur des feuilles de Vachellia.

La nature est fascinante. À chaque fois que je fais des expéditions sur le terrain chez moi ou ailleurs, j’en ressors avec plus de questions que de réponses. Et c’est très bien comme ça. J’ai déjà hâte de retourner au Yucatan et de poursuivre mes observations sur le mode de vie de Bagheera kiplingi  (Fig. 11) et sur toutes les relations écosystémiques qui se font autour des arbustes Vachellia (Fig. 12). Je ne manquerai pas d’ajouter mes prochaines observations à cette publication.

 Fourmi Pseudomyrmex peperi dans la cavité d’une épine de Vachellia
Figure 12. Fourmi Pseudomyrmex peperi qui s'apprête à sortir de son abri dans la cavité d’une épine de Vachellia

Textes et sites consultés:

https://backyardnature.net/yucatan/ant-wasp.htm
https://www.britannica.com/animal/Bagheera-kiplingi
https://www.nationalgeographic.com/science/article/bagheera-kiplingi-the-mostly-vegetarian-spider
https://www.cbc.ca/news/science/plant-eating-spider-found-in-central-america-1.775067
https://youtu.be/ygn8V5mHUBk
https://www.sciencespacerobots.com/bagheera-kiplingi-vegetarian-spider-81720191
https://www.cell.com/current-biology/fulltext/S0960-9822(09)01626-1
https://bioone.org/journals/the-journal-of-arachnology/volume-44/issue-1/P15-45.1/Plant-eating-by-spiders/10.1636/P15-45.1.short
https://www.jstor.org/stable/2441636?origin=JSTOR-pdf
https://royalsocietypublishing.org/doi/pdf/10.1098/rspb.2016.2569
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2755793/
https://en.wikipedia.org/wiki/Bagheera_kiplingi
https://genesisecooasis.com/

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Publié 
11/9/2023
 dans la catégorie 
Arachnides